about Vincent

WHEN I PAINT, I KNOW I WILL DIE!

Le métier à tisser. Bogdan Vladuta & Sorin Dumitrescu. 2018. oil on canvas. 200 x 293 cm
La chambre à coucher 01. 2018 201 x 323.5 cm
La chambre à coucher 02 - 2018. 210 x 326 cm
Le bateau. 2019. 217 x 468,5 cm
Le bateau. Etape de travail. 2019. 217 x 468,5 cm
Le bateau. Etape de travail. 2019. 217 x 468,5 cm
Le bateau 01. 2019. 217 x 468,5 cm
La chaise de Van Gogh 02. 2022. Bois peint. 200 x 126 x 42 cm
Autoportrait comme Vincent. 2020. Huile sur toile. 171 x 78 cm
Autoportrait comme Vincent. 2017. Huile sur toile. 204.5 x 212 cm
Champ de blé aux corbeaux. 2018. Huile sur toile. 213 x 392 cm
Iezechiel 01. Etape de travail. 2018. Huile sur toile. 209 x 264 cm
Iezechiel 01. 2018. Huile sur toile. 209 x 264 cm
Iezechiel 01. L'atelier de l'artiste.
Iezechiel 03. 2019. Huile sur toile. 207 x 264 cm
La nuit étoilée. 2018. Huile sur toile. 209 x 143 cm
Les mangeurs de pomme de terre. 2019. Bois peint. 51 x 57 x 8 cm
Lit. 2018. Huile sur toile. 215 x 262 cm
Lit. 2018. Huile sur toile. 215 x 260 cm
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[…] En vérité, Van Gogh est une apparition parmi les peintres de son temps. Il appartient à un contexte autre que l’historique. Je l’ai vu il y a une semaine au quai d’Orsay. Une peinture énergique, débordant de tension, chuchotant des informations sur l’horizon intégral du tableau[1].

 

 

 

 

Activisme Van Gogh

(auto-questionnaire sur Van Gogh)

 

 

Comment as-tu commencé à cheminer avec Van Gogh?

 

Nous sommes en 2013, à Paris.

Au musée d’Orsay, Van Gogh se distingue des autres artistes par une peinture sans précédent.

De retour au pays, je raconte l’expérience à mes proches — parmi eux Sorin Dumitrescu.

 

Aiguillonné par mes observations parisiennes, maître Dumitrescu me répond, intéressé, à travers neuf lettres nocturnes qui ont constitué la substance de son livre sur l’artiste néerlandais[2]; il m’invite à repeindre avec lui «Le Métier à tisser», comme une interrogation envers l’œuvre originale.

 

Les tableaux habités par Van Gogh constituent un exercice d’admiration non dissimulée, effectué avec les moyens dont je disposais, et où les maladresses rencontrent les vertus. J’en ai retiré une camaraderie avec Vincent, dans laquelle j’ai participé aux mêmes valeurs muettes cultivées par le Néerlandais, ces recherches sans réponse immédiate, mais provocantes comme une bombe à retardement.

J’ai été sommé de me restreindre, d’entrer dans l’eau de Vincent. Il est pour moi soutien et béquille, approbation de la Voie, mais aussi l’aiguillon et l’épine — un modèle qui ne m’apporte pas la paix mais bien le rugissement, le changement et l’effervescence.

 

Mon essai est fondé sur les observations de mon maître iconograph — lesquelles m’ont également été transmises —, peintre de l’exercice sensible, avec l’impétuosité et la vulnérabilité de la tentative personnelle. Les connaissances acquises font germer la découverte, chez le peintre néerlandais, de ces valeurs propres à l’éternité et aux vertus qui expirent lentement. À partir d’ici, Vincent ajoute aux névroses et aux forces de mon atelier à travers une soudure qui n’est pas étrangère à ces artistes qui aiment leurs modèles. Je pense qu’il est juste de parler de mon Vincent à moi à partir de maintenant.

 

Chez Van Gogh, comme chez un aliéné, le signe de «l’impasse» est caractéristique. Van Gogh est le peintre du tableau ultime[3]. La peinture confrontée à l’impasse finale prédispose au sérieux — celui avec lequel on dit des choses graves, au-delà de l’esthétique, animé du désir de se relier à quelque chose de plus élevé. C’est un autre langage, spécifique aux derniers mots d’un mourant.

 

Je ne cesse d’être conscient que Van Gogh, en peinture, nomme les choses qu’il peint. Un soin issu de la conscience persévérante de ne rien laisser échapper de l’entité des objets représentés, des choses dotées d’un corps comme des éphémères, du ciel, de l’air et de la pluie, de la vapeur ou du diaphane qui peuplent la vue. Chez Van Gogh, toutes ces choses ont un contour et sont nettement définies: il ne reste rien des accessoires de ce qui est. L’on remarque une volonté d’imiter le modèle de la Genèse, tel qu’il apparaît dans la Bible, où le Créateur s’assure que les choses sont bien faites, que sa Création porte effectivement Sa signature. Et chez Van Gogh apparaît la conscience du fait que chaque trait de pinceau, chaque bâtonnet coloré sur la toile, a son entité et est clairement visible à l’œil nu. L’on ne jette rien, l’on récupère chaque miette aperçue! Il ne s’agit pas de l’instigation délibérée et bien dissimulée de la matière colorée comme le font les impressionnistes, où le souci est de construire une cause, un effet, des conséquences troublantes, où les termes en jeu ne sont pas connus. Chez Monet, Pissaro, Renoir et leur entourage, il est impossible de recomposer les termes qui interagissent et produisent le charme de la peinture. Chez ceux-là, l’on s’assure rapidement que les forces ont, implacablement, fait surgir l’émotion. Au lieu de cela, chez Vincent, l’on retrouve un travail d’agriculteur obsessionnel, dans lequel le peintre fait attention à chaque signe qu’il laisse, inventoriant, par une mécanique efficace, tout article signé du tableau. L’on peut décomposer et reconstruire, morceau par morceau, l’origine du tableau, comme dans un puzzle génétique de l’œuvre.

 

Pourquoi Van Gogh? N’entres-tu pas dans une zone trop défrichée?

 

Ceci n’est pas un essai visuel avec des propositions exhaustives ni une façon de trancher hardiment la vie de Van Gogh en éclairant complètement certaines zones inconnues, en chassant le mystère. Ce n’est même pas la promesse de reprendre l’interprétation communément admise par les gens sains d’esprit du drame de Vincent.

Mon commentaire se propose plutôt de capitaliser sur la partie faible, molle (infirme!?) qui gît en Vincent — sur les miettes qui tombent de la table de la grande culture normative.

 

Van Gogh avait en lui tous les ingrédients pour produire une œuvre aussi fragile. Une vie de misère, allant d’échec en échec, l’impasse des relations humaines, le manque d’horizon social, la culture de la fatalité, le caractère despotique, l’incorruptibilité, le sens de l’absolu, le désir de devenir “le pauvre du Seigneur” en tant qu’apôtre ou en tant que peintre.

 

Van Gogh a la foi d’un non-croyant, de celui qui vérifie par ses propres moyens. Ses instruments sont la peinture, les relations humaines dans lesquelles il s’est «brûlé», ses maladies, la sortie du cadre confessionnel du christianisme — là où, paradoxalement, il retrouve, de la manière orthodoxe [*], sans le savoir, la foi de l’Orient.

 

[* en français dans le texte]

 

Il y a un halètement chrétien dans l’image traumatisante des «Mangeurs de pommes de terre». Une impulsion intérieure qui présente la souffrance des autres — et la sienne propre — comme une chose salvatrice, digne d’être peinte. C’est un acte sacrificiel implicite pour lequel je lui rends hommage et lui baise les pieds. Être fragile au point de choisir de peindre vigoureusement, énergiquement. Cela ressemble à la peinture d’un condamné à mort.

 

Exemplifie!

 

Nous renforçons notre foi à travers l’exemple des autres, par leur imitation. Van Gogh est celui qui appelle à la recherche de l’Éternité, bien qu’au moment de l’oreille coupée, nous nous retrouvions les quatre fers en l’air. De même, l’autoportrait dans l’hypostase du moine bouddhiste traduit une admiration non dissimulée pour le prophète. Pourquoi le Bouddha pour un chrétien convaincu comme Van Gogh? Chez nous, les repoussés que Ion Grigorescu réalisait à l’effigie du même Bouddha place fermement ce dernier aux côtés de Van Gogh. Le Néerlandais comme Ion Grigorescu consomment leur foi à travers des interrogations déconcertantes, voire téméraires, dont on ressort confondu. Il y a des références qui nous laissent ébranlés, sidérés, qui apparaissent comme de véritables apostasies.

 

“Pour agir dans le monde, il faut mourir à soi-même. Le peuple qui se fait le missionnaire d’une pensée réligieuse n’a plus d’autre patrie que cette pensée. L’homme n’est pas ici-bas seulement pour être heureux, il n’y est même pas pour être simplement honnête. Il y est pour réaliser de grandes choses par la société, pour arriver à la noblesse & dépasser la vulgarité où se traîne l’existence de presque tous les individus.”[4]

 

Peindre pour le plaisir

 

Il y a une exagération dans ses peintures colorées, celles qui plaisent au point de nous «faire sentir mal face à tant de beauté» (voir Horia Bernea devant Rome[5]). La peinture trop belle, comme le cri d’une sirène, se situe en dehors de la peinture — elle frôle le kitsch. Le succès de la cote publique prend sa source dans les torsions expressives de l’esthétique, dans ses performances en tant que piétisme culturel. Le peintre se sauve par l’âpreté de la foi exprimée dans sa peinture. C’est une entreprise bizarre, pleine de contradictions, de voir dans une peinture splendide, tranchée chromatiquement, la charpente d’un christianisme «hardcore». Voyez «La Chambre de Van Gogh à Arles», «Champ de blé aux corbeaux», «Le Café de nuit», les «Chaises», certains portraits de ceux qu’il a rencontrés, ainsi que les autoportraits, etc. Toutes sont des œuvres qui touchent à l’Éternité.

 

Mais n’est-il pas réducteur de n’observer Vincent qu’à travers un filtre monochrome?

 

Lui-même était préoccupé par la parabole de l’austérité, surtout à la période des «Mangeurs de pommes de terre». Dans les lettres de ‘89, ‘90, il avoue son désir de retourner à la pauvreté chromatique. J’ai choisi de peindre en noir par imitation des «Mangeurs de pommes de terre», des «Souliers», du «Vieux Clocher de Nuenen» («Le cimetière paysan»), des visages de tisserands, de ses autoportraits en homme âgé, du «Métier à tisser», ainsi que d’autres tableaux de ses débuts. Mes peintures inspirées de Van Gogh sont tournées vers moi-même : un type modifié par le passé, obsédé par celui-ci, avec une inclination pour le dessin et la rhétorique des valeurs stables. J’ai tenté un modèle de coexistence avec un Van Gogh infirme, un Vincent qui brûle de créativité à l’article de la mort, qui, dans la souffrance, aperçoit la Voie. Je me suis souvent demandé si Van Gogh aimerait ma description.

 

Guidez-nous parmi vos tableaux dont Van Gogh est le sujet!

 

Le lit de Vincent (Patul lui Vincent), frappé par le rouge et les jaunes, prend les proportions des sarcophages de pierre, surpasse le repos quotidien et endort du sommeil éternel.

Le lit solitaire, rigide, tel un bloc de béton compact, dans lequel, en un geste timide et maladroit, un objet s’interpose telle une colivă[*] blanche. Nous ne savons pas s’il est menaçant ou s’il est vaincu. Ce n’est pas le torrent de lumière de la foi, celle de Jérusalem, où les torches brûlent à grandes flammes, luttent, souffrent, crient la Résurrection. Dans mon Lit, le blanc de la bougie est promesse de lumière, non son instauration. C’est la marque du ciseau sur la pierre tombale: Et in Arcadia ego, le message qui trouble le royaume utopique.

 

[*] NdT: Colivă: dans la tradition religieuse orthodoxe, mets confectionné à base de blé concassé et bouilli, mélangé avec des noix, du miel, des zestes d’orange, des raisins secs et de la cannelle et consommé à l’occasion des funérailles.

 

La chambre à coucher (Camera de dormit) est un reliquaire abritant les reliques des objets nettement décrits en noir sur le blanc, tel un texte.

La chambre est la cellule d’un solitaire, comme une chambre funéraire des peuples anciens, effacés de l’histoire, mais vaillamment attentifs à la préparation de la vie future.

 

L’œuvre du Néerlandais ne voulait parler que de repos : une image de répit qui peut aisément s’étendre au repos infini. Vincent a disposé une théorie d’objets tirés de l’inventaire ménager, les a placés dans une disposition claustrophobique et les a délibérément colorés avec des aplats intenses.

Dans ma réinterprétation, il ne reste que la paire de souliers, une chaise, la tabatière, la serviette devenue mouchoir du mort, le chevalet tel un escalier où la toile est remplacée par une Bible, une bougie allumée et le lit recouvert de fleurs. Tous sont énumérés aléatoirement, avec de grandes ruptures blanches. Chaque corps est un obstacle à la lecture, une tache qui frappe l’œil du spectateur. Toc-toc, toc-toc, toc-toc ! Les fleurs aux couleurs vives sont la seule escale réconfortante, mais, las (!!), elles sont la gerbe funéraire et la botanique des morts. Sortons d’ici !

 

– «Fais comme chez toi!»

 

C’est la formule la plus courtoise et la plus généreuse pour inviter quelqu’un à prendre

possession d’un lieu. Salle de repos — repos de l’œil.

 

 

Van Gogh était à la recherche de tableaux qui chanteraient le Créateur. Pourtant, l’icône est aussi traversée de corbeaux[6].

– «Sors d’ici!»

Locution exprimant l’expulsion de celui qui pénètre de manière inadéquate dans un espace. Le Champ à l’oiseau, c’est le bannissement des mauvais esprits qui possédaient l’homme habitant le cimetière de la parabole. Ce tableau est-il un exorcisme? Il Campo Santo[7] ou le «Champ de blé aux corbeaux»: quelle ressemblance frappante! La scène associant un banal champ périurbain au cimetière d’Auvers-sur-Oise est bel et bien le dernier acte de la tragédie[8].

Ma peinture préfère l’austérité du noir et du sable. C’est en même temps l’évacuation de la couleur et celle des moroïs [*] volants. L’étendue de blé de la peinture originale devient, dans Le Champ à l’oiseau, la couverture noire de l’amas de sable végétal. L’oiseau massif décolle court tel un bombardier, et s’étire vers le ciel noir. Une diatribe du loisir mental.

 

[*] NdT : Moroï, du roumain moroi: sorte de vampire, résultant en général de la métamorphose d’un enfant mort sans baptême.

 

Autoportrait en Vincent, avec ruines (Autoportret ca Vincent, lângă ruine)

 

Lorsque j’étais enfant, je m’habillais parfois avec les vêtements de ma mère, je me mettais du rouge à lèvres et gonflais mes joues pâles, et je persistais jusqu’à annihiler l’image que je connaissais de moi-même. Le spectacle réunissait la couleur vive des matériaux à l’air vif et vaporeux. C’étaient des vêtements qui se mouvaient en marchant, faisant concurrence aux gestes de l’enfant.

Aujourd’hui, je ne refuse plus le miroir. Je recherche et récupère ce que me donne l’éclat du verre. C’est vers l’âge de trente ans qu’apparaissent les premiers autoportraits du peintre nu, sur fond sombre, soigneusement peints à l’ancienne [*]. Il n’y a là nulle interrogation psychanalytique. Il ne s’agit pas d’un: «protégez-moi de moi-même, de ce que je désire» (Jenny Holzer), mais plutôt de constater la mort qui nous accompagne. Peinture et mort. Une série d’autoportraits semblables aux allégories de l’Antiquité, en des poses inchangées. Il s’agit d’un rapport fixe — le seul dont on peut tirer une réponse complète. Manquent les mouvements frivoles, l’image fulgurante de la vie où le vivant est ravivé par des gestes maladroits. Mes autoportraits de trentenaire sont comme un texte épigraphique traduisant une attitude arrogante, intégralement sérieuse, dans laquelle, celée, la mort est comme une statue.

 

[*] NdT : en français dans le texte.

 

Mon autoportrait dans la peau de Vincent retient la structure verticale de trois quarts adoptée dans des œuvres plus anciennes, la même déviation discrète du plan symétrique, mais il insiste sur la puissance des détails représentés. La tête est bandée; la main gauche décrit un geste incomplet, puis disparaît. Le membre supprimé insiste encore sur le sens crypté; il le somme de se montrer bien plus que ne se montrerait le corps entier, intact. Vaguement, un rideau pend, on s’y prend les pieds. Dans le tableau, bien d’autres encore sont appelés à participer. Van Gogh est présent dans les bandages du visage et dans les gestes qui révèlent la cause de la souffrance : l’oreille coupée. Le corps ondulé et jaune révèle El Greco, le peintre grec de l’Espagne.

La silhouette du portrait s’accompagne emblématiquement de la présence d’une ruine. Un auto-territoire délibéré, décrit par le contexte de l’Antiquité, celui des lieux aimés, des artefacts historiques.

«Je suis venu telle la chouette des décombres» crie-t-on!

 

Le Champ d’ossements (Câmpul cu oase)

 

Je me dis qu’il fallait que je peignasse quelque chose avec beaucoup d’ossements. L’os comme ruine du corps : artefact splendide et interprète du Passage, mais aussi parfaite ingénierie du Créateur. La structure d’un design dans lequel est encryptée la ruine de l’homme, mais aussi le génome qui peut le reconstruire. Par la mort-résurrection: un aller-retour que décrit avec grandeur la vision d’Ézéchiel.

 

Le Champ d’ossements est la représentation où le paysage, décrit par chaque phalange, par chaque moignon, propulsé par le souffle divin, devient le protagoniste du tableau. Le tapis d’ossements blanchis»[9] est le miroir dans lequel mon visage se reflète en exécutant l’autoportrait. Comme une réminiscence du «Quand je peins, je sais que je vais mourir!», de 2001.

 

Toujours, j’ai associé le pain à la terre, pour la façon dont le corps de l’aliment ressemble à de l’argile. La bouche rompt avec les dents et mâche la substance sans forme. Le pain comme la terre sont à peu près la même chose, c’est pourquoi produire du pain à partir de l’argile est une tautologie, une futilité! Et ainsi est-ce avec des os que nous recevons le pain lorsque nous mangeons. Les dents: seule partie visible du squelette. Nous déchirons et broyons, écrasons et gardons dans la cage buccale. En extrapolant, les os visibles de la bouche sont toujours l’organe qui, de concert avec la chair de la langue et l’air — «l’esprit» [πνεῦμα] de l’outre —, fabriquent les mots et le langage.

 

Ainsi avons-nous du pain, de la terre, des os, de l’esprit, du langage et des mots. Une famille de fabricants qui retournent et nomment les choses. Une société de la créativité, de la Genèse. C’est pourquoi, dans ma peinture, je suis au milieu d’une bouche qui mange et qui me mange aussi.

Les ossements d’Ézéchiel, depuis leur unité désordonnée avec la terre, seront regroupés et organisés en squelettes; ils seront recouverts de chair et de tendons ; ils recevront la peau et les cheveux, les huiles et les eaux, les humeurs et les sangs. Finalement, toute la société de ce champ nouvellement reconstruit recevra l’Esprit.

 

La Barque (Barca)

 

Qu’il s’agisse de circonstances diluviennes ou du cas, plus classique, d’une embarcation traversant le Styx, les circonstances ne peuvent être que radicales: une source de satisfaction pour les dieux qui conçoivent avec grandiloquence la Scène Ultime. Dans ce territoire, un véhicule collecte et conserve une poignée de tableaux de l’atelier du Néerlandais. L’on peut voir les visages des paysans de Nuenen, tisserands ou glaneurs de pommes de terre, gens dévoués au travail «d’en bas», qui ont intéressé Van Gogh dans ses débuts picturaux. Disposés successivement, accompagnés du portrait de Vincent blessé, ils occupent toute la longueur du bateau. Dépourvu du moindre indice de navigation, le bateau suggère l’intervention de forces inconnues.

Dans leurs sociétés, les hommes sont grégaires et leur rassemblement est compact. La chaîne est un agencement artificiel d’humains. Dans une file d’attente, ils sont disposés l’un derrière l’autre. Seul leur alignement devant l’appareil photographique, ou leur disposition devant l’instrument du bourreau, surprend les hommes dans une composition aussi solennelle. Il est des occasions où, bien que classés, assemblés, ceux-ci sont autonomes face au destin. L’unicité (incomparabilité) d’une personne peut également être transmise par le visage peint d’un individu. Les portraits «inoubliables» sont reconnus comme des actes d’identité, à travers les informations qui prouvent leur unicité. Dans le cas de la barque, le navire est un vecteur qui montre comment peindre ces joyaux: dans l’isolement du reste! La rive du fleuve, la marge de l’ornière, le bord du fossé, la paroi du précipice.

 

Les peintres ressuscités (une parabole du salut)

 

Au centre du monde sidéré par la victoire sur la mort, se trouve Vincent, compagnon des peintres du monde entier. Nous reconnaissons là Sorin Dumitrescu, Paul Gherasim, Ion et Octav Grigorescu, Gorduz.

«À quoi ressemble le profil d’un homme qui se sauve?» demandai-je à Ion Grigorescu.

«Accattone, le pauvre jeune homme, toujours condamné à l’échec, bon larron sur la croix: celui-là a ses chances.» Un homme marqué par le paradoxe moral, la fracture, mais qui rend grâce à Dieu: voilà ce qui plaît au Seigneur.

Mes gens offrent leur corps comme paysage, ils sont peints dans des blancs qui séparent des noirs. Irruption de lumières dans le spectre décourageant du silence; une scénographie qui révèle un monde surpris par la puissance de la Résurrection.

 

 

 

Qu’est-ce que l’originalité, comment renforcer sa propre originalité à travers l’autre? Si on l’aime trop, l’on a tendance à se fondre dans le modèle, à vivre pour lui. Mais les lois de la physique nous apprennent que deux corps peuvent utiliser l’énergie résultant de leur collision. Choc. Comme pour la sculpture, un coup succède à un autre pour faire naître la forme. De la lutte, on ressort endurci ou abattu — rien ne sera plus comme avant!

Comment accepter le musée? Est-il encore visitable si l’on accède à une forme d’isolement?

Je préfère n’importe quelle typologie des réactions si celles-ci conduisent au modelage du moi, à l’élévation de la personne. Je ne vais pas me fondre en Vincent: l’esthétisme goghien n’est pas le mien. Mais, qu’il y ait collision! La tête de ma peinture percutera la tête dure du Néerlandais. Testardo — testa dura! De là, je suis entré sans le savoir dans ma peinture la plus intéressante. La victoire que j’entrevois là, c’est la prise en charge présomptive de certaines typologies Van Gogh.

Être original dans le christianisme — un projet qui met la nouveauté au service de la vérité — concerne la façon dont vous ajoutez à la vérité. «L’art est la manière dont vous ajoutez à la nature»[10].

 

Mais alors, chaque fois que je recours à l’exemple des anciens, me transformé – je en mendiant, en profiteur — voire en profanateur des modèles dont je m’inspire? Picasso était plus nonchalant: il disait qu’il volait les autres. Moi, je prétends à un dialogue, tout comme Vincent désigne Monticelli, les Japonais ou Millet comme ses maîtres. De cette façon, la peinture que nous faisons, nous, les peintres peinant dans les ateliers, vient, telle une héritière, s’ajouter à la peinture des anciens, formant une grande famille. Nous sommes tous apparentés.

 

 

 

Je vois Sounion, le temple de Poséidon[11]

 

Dans leur audace, les hommes louent le dieu des eaux, dans l’espoir qu’il leur permettra ainsi de fouiller les profondeurs humides. C’est une caractéristique de la nature humaine que d’élever une maison au dieu. Le temple de Sounion est conçu pour évoquer la grandeur. Le promontoire rocheux est un socle soutenant la carcasse osseuse du temple. Une entité énergique se configure à partir de vecteurs symétriques bien équilibrés jusqu’à ce jour. Le temps promet la ruine. Le dessin des colonnes est tracé dans la pierre blanche, se découpant sur le brun du socle rocheux. Les matériaux sont choisis afin de flatter l’orgueil du dieu.

C’est d’ici que vient la civilisation grecque, de la bonne volonté, de l’intelligence, de la culture de ce peuple de curieux. Une culture qui se cherchait des dieux, et c’est en échouant à les trouver que la mentalité classique les a inventés.

Des siècles plus tard, la culture de Byzance, la culture de l’Esprit. La civilisation méditerranéenne est le cadre princeps du débat chrétien et de l’exercice de la juste foi. Les paysages de la Méditerranée sont destinés à recevoir l’Incarnation comme une toile à recevoir l’esquisse du nouveau Dieu. Voici que l’on peindra le Christ chevauchant un âne de Kéa, dans les Cyclades, ledit âne éparpillant son crottin. Voilà le Christ piqué par les abeilles alors qu’il sépare les rayons d’une ruche, harcelé par les mouches coruscantes grouillant autour des excréments, accompagné par le chant des cigales et le bêlement des chèvres, par les insultes ou les hosannas des citoyens. Il parcourt des « vues de peintre », il transpire et répand des odeurs, il enseigne aux pêcheurs. Il parcourt les couleurs de la terre jaune, rouge, brune, l’asphalte des peaux brûlées, le vert mort du végétal et le bleu de la mer. En ce lieu, les pierres chantent pour le Seigneur, mais les hommes ne le savent pas.

Le classicisme des Hellènes, des Fayoumi ou des Romains héritiers des Étrusques, sont des plantules qui se mêleront dans l’atelier où les premiers peintres feront le portrait du Seigneur. Tout était mûr pour que fût peint le visage du Seigneur.

 

Qu’est-ce que la beauté sinon le tableau de ces vases abîmés du paysage méditerranéen?

 

 

 

Conclusion:

 

Un paysage méditerranéen chante la Face. Ensuite, je dis qu’il est important de donner la priorité à l’art créé à partir des substances de ces lieux!

L’art doit être hiérarchique, il doit avoir un bas et un haut! Refusons le principe du «tout est possible».

 

Je vois la création de Van Gogh comme étroitement liée aux lieux qui font entrer le Christ au monde.

Vincent puise dans la région de la Méditerranée, dans la lumière du Sud, dans les ateliers qu’il partageait avec ses confrères peintres, dans tout le territoire, depuis le Midi de la France jusqu’au Borinage ou jusqu’à Auvers – sur -Oise.

 

Les premiers coups sont profonds, frappent les mottes de terre sur la surface battue. Ils décrivent une direction ondulante, ils descendent en trompant l’outil. Viennent ensuite les mains qui palpent la terre qu’elles rejettent jusqu’à voir les racines. Ici, il faut être attentif à ne plus trancher avec le fer acéré. Il est obligatoire d’être ému, de savoir utiliser les outils mous. Une fois arrivé aux racines de l’arbre, choisir les branches qui transportent l’eau de la plante et séparer leur tronc du sable et de la pâte de la terre. Tu conserveras la friche de la racine comme si tu avais trouvé ce que tu cherchais.

 

 

27 XII 2019

Bogdan Vlăduță

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Ce sont les chuchotements de ses semblables que Vincent ne supporte plus. Il quitte le monde dans un geste de dévotion suprême, prenant sur lui tout le poids du crime. Il retourne dans sa chambre, fume sa pipe, respire vite (ou bien halète-t-il?!), blêmit et meurt. Tous viennent à sa suite, telle une traîne d’individus — dramaturges, scénaristes, gens des musées ou des galeries d’art, marchands d’art : ils viennent de leur pas rapide et bruyant, parés des vêtements flamboyants et du chimir [NdT: sorte d’épaisse ceinture traditionnelle] cramoisi des fossoyeurs des arts. Je viens moi aussi, après beaucoup d’autres, chercher des réponses sur Google Earth, à travers les cimetières et les buissons de pixels, à travers la poussière soulevée par ses bottes arpentant Auvers-sur-Oise. J’ai comme compagnons de voyage Sorin Dumitrescu, Ion Grigorescu, et comme boussole, ma conscience.

La proximité avec Van Gogh fut pour moi l’occasion de toucher à l’originalité, de comprendre ce que je prends à un autre et ce que je garde de moi-même. Ce fut pour moi l’occasion de consolider mes faiblesses en les confrontant à celles de l’autre, celui qui est plus instruit des sentiments sans issue. Le reflet dans Van Gogh atteste du succès atteint par les défaites et les impasses, de la chance du sacrifice et de la sincérité de la démarche rampante inspirée par le christianisme.

 

 

[1]                 Courrier électronique à Sorin Dumitrescu, 22 octobre 2013.

[2]                Sorin Dumitrescu, Despre Van Gogh după ureche (“À propos de Van Gogh après l’oreille”), Bucarest, éditions Anastasia, 2018.

[3]                Que signifie «peintre du tableau ultime»?

L’expression caractérise la propriété d’un peintre qui voit dans le tableau qu’il peint l’occasion d’exprimer la tension ultime, propre à celui qui dit la vérité — la tentative d’injecter tout son héritage à l’intérieur des frontières finies de la toile. Horia Bernea distingue le peintre du «tableau ultime» du peintre «du même tableau», en opposant Van Gogh à Bonnard.

[4]                Ernst Renan, Londres, 8 Mai 1875 26N, Correspondance complète de Vincent Van Gogh, Tome premier, Gallimard/ Editions Bernard Grasset, 1960, p. 31

[5]                Horia Bernea et Teodor Bakonsky, Roma caput mundi, éditions Humanitas 2000.

[6]                Guérison d’un démoniaque (Mc 5,1-20).

[7]                 Campo Santo, c’est, en italien, le cimetière.

[8]                Le cimetière d’Auvers-sur-Oise se trouve à la proximité immédiate du lieu qui a servi de modèle à Vincent pour son «Champ de blé».

[9]                «Les squelettes ensevelis par les tourbillons du désert vont se lever bientôt […] aux chefs desséchés, drapés d’amples manteaux tissés de fil d’argent, au travers desquels perçaient leurs ossements blanchis.» Mihai Eminescu, «Bel-Enfant de la Larme» (Făt-Frumos din lacrima) — traduction: http://www.biblisem.net/narratio/eminbedl.htm.

[10]               Mark Twain, cité dans les lettres de Vincent. C’était la citation préférée de Van Gogh pour caractériser l’art.

[11]               Extrait du journal écrit dans l’avion, au retour d’un voyage au temple de Sounion, Grèce, 31 JUILLET 2019.

 

 

traduction de text en français: MICHAËL STIERNON